De l’isolement à la solitude

Je citerai pour commencer Françoise Dolto qui parle ainsi de la solitude :

Amie inestimable, ennemie mortelle, solitude qui ressource, solitude qui détruit, elle nous pousse à dépasser nos limites

Quand on parle de solitude, on évoque l’abandon, l’oubli, la mise à l’écart (les personnes âgées, les malades). C’est une solitude triste et souffrante, noire et pesante où l’on ressent un réel sentiment d’abandon. On parle peu dans notre société de la solitude qui favorise la réflexion et affermit l’indépendance.

Quelqu’un qui ne se sent pas utile, reconnu, aimé et qui attend pour vivre le soutien des autres, leur approbation, se vit forcément isolé.

Ou bien quelqu’un qui vit dans le mépris de l’autre engendre du retrait. C’est son sentiment de supériorité et son orgueil qui le rend isolé.

Un individu peut se retrouver seul par repli, résignation, par inertie ; il peut se plaindre de la situation mais en même temps c’est confortable car il peut être plus facile de se plaindre de la solitude que de faire le premier pas et de se confronter à autrui. On peut croire que les relations tombent du ciel et on se garde d’oser aller à la rencontre .

Tout être humain a pu ressentir dans son existence quelques soient les circonstances extérieures (vie en famille, professionnelle…) qu’il est seul au monde ; c’est un sentiment qui nous met face à notre condition humaine et qui nous pousse vers des questions existentielles du sens de la vie, de la mort, du destin.

On peut s’étourdir pour éviter ces questions, c’est ce que propose notre société, mais cela ne comble en rien notre sentiment, au contraire, cela évite d’aller voir au cœur de soi-même pour y trouver nos ressources.

Lutter contre l’isolement est une bonne chose et bien des associations participent à cela, mais être à plusieurs n’évite pas la solitude et nous devrions être vigilants à ne pas faire croire que l’on peut faire disparaître la solitude et qu’elle est une mauvaise chose.

Etouffer le sentiment de solitude en s’enivrant de relations, de loisirs de travail, c’est empêcher un être humain de prendre conscience de sa vie intérieure, de grandir, de faire quelque chose de sa vie au plus près de ses élans, ses aspirations et de sa créativité qui ne peuvent se révéler que dans le silence de la solitude.

On ne nous apprend pas à être seul. Au contraire dans l’éducation, rien ne permet à l’enfant de rester seul et en silence face à lui même. (ex : Hélène qui reste seule dans sa chambre et je m’inquiète, je lui demande si elle s’ennuie ; elle me répond « mais non j’ai le temps de penser » à 6 ans, ce fut une bonne leçon pour moi)

On oblige l’enfant à jouer, on lui propose une multitude d’activités
Les adultes se sentent plus rassurés si l’enfant est intégré à un groupe, et il n’a plus le temps d’explorer son intérieur, cela le rend dépendant des autres, de leur regard parce qu’il est dépossédé de lui même.

La solitude permet d’aller toucher le noyau même de notre être, noyau impérissable, un noyau indestructible, inattaquable nous dit Jaqueline Kelen :

lorsqu’un individu a pris contact avec ce noyau indestructible, a expérimenté cette solitude de l’esprit, il peut ensuite vivre seul ou en couple, à la ville ou au désert. Il ne se sent plus jamais isolé, coupé. Il peut subir un divorce, un deuil, endurer la prison ou l’exil, jamais sa véritable, sa claire solitude ne sera entamée, jamais son esprit ne sombrera. Bien sûr il souffrira de ces évènements, il connaîtra même le désespoir, mais le plus précieux de lui demeurera préservé

Le solitaire, c’est le contraire de l’égocentrique. Parce qu’il n’a pas besoin de la reconnaissance d’autrui pour être sûr d’exister, il n’a pas besoin de se perdre dans un groupe qui généralise : les jeunes, les travailleurs, les chômeurs, les enseignants…etc. Il accorde une grande valeur à l’individu et a des amis personnalisés plutôt que des relations perdues dans le groupe.

J Kelen nous dit encore :

Le solitaire sait qu’il a beaucoup à apprendre alors que la plupart ne cherchent qu’à enseigner, à avoir des disciples. Il lit, écoute, réfléchit, mûrit ses pensées et ses sentiments. En cet état, il pèse le moins possible sur autrui : il ne cherche pas, au moindre désagrément, une oreille où déverser ses plaintes, il ne rend pas l’autre responsable de ses faiblesses et de ses incompétences, il ne peut exercer sur personne un chantage affectif. La solitude est bien une école de respect de l’autre et de maîtrise de soi

 

La solitude c’est ce qui permet à un individu de trouver sa liberté, de devenir « soi », de lâcher le besoin de l’autre permanent et de son regard pour être sûr de se sentir exister.

Quand on vit en couple et en famille, il est important de garder le contact avec soi-même. On finit trop souvent par croire que sans l’autre, on n’existe plus. Il est important d’avoir des espaces à soi aussi bien physiquement (une pièce, un placard…) que psychiquement, de prendre du temps pour soi sans se culpabiliser, de pouvoir gérer des amitiés à soi parce les amis de l’un ne sont pas forcément les amis de l’autre…

Pour terminer cette partie là, je vous donne encore une belle phrase de Jacqueline Kelen :

La solitude est un cadeau royal que nous repoussons parce qu’en cet état nous nous découvrons infiniment libres et que cette liberté est ce à quoi nous sommes le moins prêts

Comment se construit la sécurité dans la solitude?

L’attachement inné : pulsion primaire

L’accouchement puis le contact avec l’enfant permet la production de l’ocytocine « hormone de l’amour » ; (des études ont montré qu’elle est davantage sécrétée si il y a contact tout de suite après la naissance)

L’attachement est nécessaire au développement du sentiment d’amour ;

Il se crée d’abord par la manière dont l’enfant a été attendu et accueilli, puis par le contact corporel, le regard, l’odeur, la tendresse transmise par le geste, la voix, le toucher, un porté suffisamment ferme.

Toutes ces perceptions corporelles vont permettre de développer un sentiment de sécurité parce que le corps est l’endroit où se construit la sécurité de l’individu.

Françoise Dolto :

L’enfant construit son corps, maison de son cœur, dans laquelle il peut entrer en sécurité

 

La présence physique ne suffit pas, l’enfant a besoin de sentir la présence intérieure de sa mère. Si une mère dispense des soins tout à fait corrects en étant absente psychiquement, l’enfant ne se sentira pas en sécurité et pour se protéger de la douleur de l’absence, il restreint sa capacité émotionnelle : autant que la douleur, il réduit la joie, il peut paraître indifférent à la présence de sa mère et à son retour.

Il a besoin également d’une reconnaissance suffisante pour construire son sentiment d’existence.

Cette reconnaissance s’éveille par la sensation qu’il a, du plaisir que sa mère (et son père) éprouve à prendre soin de lui. Selon la manière dont on s’occupe de lui, il ressent qu’il a ou non de la valeur .

Reconnaissance par le regard porté sur lui pendant les soins, et au fur et à mesure qu’il s’éveille et grandit, sur ses découvertes. Il ne peut pas survivre isolé, il existe au départ de sa vie par le regard de l’autre.

Reconnaissance de ses besoins et sensations.

Ex : un enfant dit « j’ai froid » et sa mère lui répond « mais il ne fait pas froid » ou un enfant tombe et de suite l’adulte lui dit : ne pleure pas, c’est rien tu ne t’es pas fait mal ! »

Reconnaissance de ses émotions : tu es triste, tu as peur, tu es en colère pour que lui même puisse nommer ses sentiments et être accepté dans ce qu’il ressent .

Besoin de paroles, de communication verbale montrant que l’adulte existe vraiment par sa parole, un autre existe et c’est cela qui fait du lien.

Pour qu’il y ait du lien, il faut qu’il y ait du deux, c’est à dire du « moi » et de l’inconnu en face.

Imiter l’enfant ce n’est pas lui donner de la nouveauté, c’est le laisser s’enfermer dans le connu, et cela n’éveille pas sa curiosité .

Il a besoin d’éprouver l’excitation du nouveau, de la découverte de la connaissance, il a besoin de mouvement, d’animation autour de lui, de sons, de paroles, de vie, de parents en tant que personnes vivantes. Il a besoin de vraies paroles qui vont l’aider à mettre des mots sur son expérience.

L’angoisse de séparation liée à l’absence de la mère, quand celle-ci s’absente est normale et elle connaît un pic entre 8 et 11 mois. Elle sera apaisée si des mots sont mis sur l’absence. L’enfant pourra ainsi avoir des représentations et imaginer sa mère quand elle n’est pas là. C’est ce qui va lui permettre d’accepter l’absence, il se sent relié même quand l’autre est absent.

Ainsi se construit un sentiment de sécurité dans la séparation.

La sécurité existentielle de l’enfant dépend aussi de la manière dont il va être accompagné dans la traversée de la frustration de ses désirs. Si ses besoins sont apaisés, il va faire l’expérience qu’il peut survivre même si ses désirs ne sont pas satisfaits.

Différencier l’apaisement des besoins et la satisfaction des désirs est important. La tension des désirs donne de la valeur au désir et mobilise la créativité pour chercher à satisfaire le désir, ça nourrit l’élan vers la vie en éveillant le courage, la volonté et la persévérance…C’est cette capacité à garder le désir qui permet aussi à un individu de rester vivant dans l’épreuve et face aux difficultés.

F Dolto :

La solitude qui permet de réfléchir, de se sentir seul en sécurité, cela se construit au contact d’une mère suffisamment compréhensive, tolérante, pas trop fatigable qui nous a assisté au moment où nous sous sentons devenir une personne et où elle devient pour nous en acquiesçant ou en s’opposant, une personne autre que nous même

 

La solitude peut être saine parce que elle n’est jamais complète, elle n’est pas de l’isolement, il y a un lien avec un être aimé même absent, l’être aimé existe au monde.

 

L’enfant a besoin aussi de voir sa mère communiquer avec d’autres (en premier et entre autre avec le père si il est présent) cela va lui permettre de sortir d’un attachement unique et cela va l’ouvrir sur le monde pour que lui même puisse créer des liens qui ne dépendent plus que d ‘elle.

En imitant la mère qui communique avec d’autres et grâce à elle qui le fait communiquer avec d’autres, il développe son désir de communication et si celui-ci est entendu par d’autres que les parents, l’enfant peut accepter la séparation d’avec la mère et établir sans son aide des expériences de rencontres avec le monde.

Il est essentiel que les parents sachent s’éloigner de l’enfant, mais pas trop tôt, pour lui permettre d’expérimenter la rêverie, la solitude et le désir d’aller vers l’autre. C’est ainsi que se construit l’autonomie. Quand il a suffisamment de sécurité, il peut s’aimer suffisamment pour se faire confiance et prendre son autonomie.

La solitude après la perte d’un proche

Ceux qui vivent mal la solitude ont souffert de carences affectives précoces.

Le fait de se retrouver seul après le départ d’un proche ravive la douleur de l’absence maternelle initiale.

Ex: des couples qui ne peuvent pas se supporter mais le sentiment d’abandon serait insupportable si il y avait séparation, il est préférable de rester ensemble dans la souffrance que de vivre seul.

La perte d’un proche laisse un grand vide. Il y a perte du contact par la parole, la vue, le toucher, tout un aspect sensoriel .

Si l’attachement est plus de l’ordre de la dépendance, parce qu’il existe un manque de sécurité intérieure le processus de deuil sera difficile, la solitude va peser et l’individu peut rester dans un vide profond.

Peut se rajouter aussi un sentiment de culpabilité qui peut empêcher le processus de deuil (sentiment de toute puissance : j’aurais dû pouvoir faire plus…)

Si la relation était plus dans le désir de partage, le respect des choix de vie de l’autre, il y aura bien sûr du manque, de la tristesse, de la douleur, mais qui n’enlèvera pas le sentiment d’existence.

J Kelen :

Une difficulté est susceptible de provoquer un éveil, une prise de conscience et un changement important ou radical dans son existence ; l’épreuve n’a pas pour sens la souffrance (ça, c’est le dolorisme, le masochisme sur quoi s’établit le pouvoir des religions et avec quoi jouent toutes les manipulations mentales) mais elle fait toucher en soi à des dimensions insoupçonnées, elle permet d’acquérir ou de développer des qualités et des vertus telles que le courage, la patience, l’endurance, la bienveillance et l’humilité…L’épreuve que peuvent représenter la perte d’un travail, un divorce,  un accident de santé, des soucis financiers etc. a pour sens aussi de faire disparaître nos chères certitudes, nos habitudes…de faire tomber les masques derrière lesquels nous nous abritons, les images de marque auxquelles nous nous raccrochons…Le fond de l’être est d’or, infiniment délicat, indestructible, radieux, voilà où nous mène l’épreuve, ce que révèle la solitude

La solitude est perçue comme une épreuve après un abandon, un deuil une rupture, traverser cette épreuve plutôt que de la fuir permet une rencontre avec soi et une ouverture sur tous les possibles. On peut penser qu’on ne sert plus à rien, qu’on devient inutile et s’enfermer dans l’isolement ; on peut aussi aller au plus profond de soi et découvrir toutes les richesses que l’on possède pour aller dans la vie, nos désirs et envie de créer, d’aller vers le monde, et prendre conscience de ce qui nous en empêche.

La solitude nous apprend comment on peut compter sur soi et pas toujours sur les autres…et les autres viendront car ils ne seront pas là pour combler en premier lieu les manques et donner du sens à notre vie.

Conclusion

Bien sûr, si nous n’avons pas reçu dans notre vie suffisamment d’ingrédients pour nous sentir en sécurité et vivants, nous pouvons avoir du mal à vivre la solitude, mais je crois que nous pouvons utiliser les évènements de la vie pour construire notre sécurité intérieure en ouvrant les yeux à ce que la vie nous donne et je rejoins Christian Bobin qui nous dit :

Pour vivre il faut avoir été regardé au moins une fois, avoir été aimé au moins une fois. Après que cette chose là a été donnée, vous pouvez être seul. La solitude n’est plus jamais mauvaise. Même si on ne vous porte plus, même si on ne vous aime plus, même si on ne vous regarde plus, ce qui a été donné, vraiment donné une fois l’a été pour toujours. A ce moment là, vous pouvez aller dans la solitude, comme une hirondelle peut aller vers le plein ciel

 

Affronter la solitude revient à aborder sa peur et surtout la peur de la mort. Dans le silence, l’homme est confronté à sa finitude et donc à la question du sens de sa vie et de ce qu’il veut en faire.

Je terminerai avec quelques mots de J. Kelen :

Le solitaire heureux a regardé en face son destin de mortel et l’a aimé. Ayant contemplé et accepté son impermanence, il connaît désormais la merveille de respirer, d’étudier, d’aimer

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