L’histoire…cette trajectoire qui se trace sur une ligne et détermine un avant et un après le point où je suis, là, dans l’instant.
Dans cette trajectoire de ma vie, il y eut un temps où je ne savais même pas ce qu’était la psychothérapie et encore moins la gestalt-thérapie. La psychanalyse m’attirait…Le hasard des rencontres pousse parfois à envisager de nouvelles directions et l’histoire que l’on aurait crue voir se dessiner devant soi change d’angle. Ma trajectoire de vie s’est ainsi déroulée, personnelle ou professionnelle, à l’occasion de rencontres, d’échecs parfois, suscitant la curiosité vers de nouvelles directions. La combinaison des évènements et de ce que l’on choisit d’en faire construit l’histoire.
C’est ainsi que je me retrouvais en psychothérapie, en gestalt-thérapie, interpellée par ce que m’en avait dit une amie. Si la psychanalyse m’avait attirée, pour la quête de soi, le désir de mieux comprendre le fonctionnement humain et donc le mien, je n’avais pas fait la démarche d’aller voir quelqu’un, alors que l’hésitation à entreprendre une gestalt thérapie fut de très courte durée.
Ce n’est qu’après plusieurs années en GT que j’ai pu envisager et faire quatre ans d’analyse.
Les deux démarches furent d’une grande richesse et il ne m’est pas possible de dire que l’une serait mieux que l’autre ! Chacun dans la même situation prendra la direction qui lui convient le mieux.
Nous nous construisons avec notre histoire. Ce n’est pas l’histoire seule qui nous construit et nous détermine:
Je comprends aujourd’hui que j’étais agie par un besoin fondamental de me sentir en relation et que cela passait par la présence visible, le partage des regards, l’échange de paroles.
Après avoir vécu cela en GT, construit cette sécurité de la relation, j’ai pu expérimenter la confiance relationnelle avec beaucoup moins de paroles et même sans le regard, en analyse.
Je peux imaginer que l’histoire d’un autre individu amène au besoin inverse : expérimenter d’abord une relation plus éloignée, sans regard, avant de pouvoir affronter la forme de présence que propose la gestalt.
Découverte de la gestalt-thérapie, mes premières représentations.
Ma première expérience de la psychothérapie fut donc avec une gestalt-thérapeute. J’ignorais à ce moment là qu’il y avait plusieurs courants. Je fus impressionnée par des changements importants qui eurent lieu dans ma vie par rapport à des difficultés très concrètes que je rencontrais.
Ma thérapeute me ramenait beaucoup à mon ressenti, me proposait des expérimentations qui avaient pour objectif de pouvoir dire dans ma vie, de mettre à jour mes peurs, mes retenues, mes modèles et regarder comment faire autrement…
Je peux dire aujourd’hui, que le mode de travail était un mode tout à fait perslien. En groupe, chaque individu manifestait une difficulté qui était saisie par le thérapeute, mise au travail devant le groupe. La thérapie était active, peu d’espace pour le silence, proposant fréquemment des expérimentations, et se passait entre le thérapeute et le patient. L’objectif était de mettre le patient en situation de haute intensité, afin qu’il puise dans ses ressources pour un changement de comportement, d’action possible, de manière de voir la situation et qu’il acquiert ainsi la possibilité d’introduire le changement dans sa vie réelle.
Quand je décidais d’entrer en formation, j’avais entendu parler de la GT dont l’histoire s’était déjà développée dans plusieurs directions : côte Est, côte Ouest aux Etats Unis, EPG, Instituts en France. Par loyauté, j’aurais pu aller dans l’école de ma thérapeute. Pourtant, j’éprouvais le besoin de sentir ce qui correspondait à ma sensibilité et c’est vers Bordeaux que mes pas m’ont guidée.
Dans ma formation, à l’IFGT, les premiers séminaires de gestalt-thérapie didactique en groupe étaient assez proches de ce que j’avais connu dans ma pratique de patiente, axée sur une problématique posée par un individu et mise au travail devant le groupe par le thérapeute. En individuel ou en groupe, celui-ci favorisait l’introspection, l’imaginaire vers d’autres possibles, centré sur le patient et son vécu. Cependant une dimension nouvelle émergeait pour moi dans ces pratiques : je commençais à percevoir que le thérapeute faisait partie de l’environnement du patient. Les questions évoluaient de « que se passe-t-il pour toi ? » vers : « C’est comment de me dire ça à moi ? ». La dimension organisme/environnement prenait davantage forme.
Des résistances aux modalités de contact. Changement de regard dans l’évolution de ma pratique.
Quand la théorie du Self fut introduite, on parlait de résistances au contact. Le patient était en confluence, introjetait, rétrofléchissait…etc ce qui induisait que le contact n’avait pas la direction juste, qu’il était donc nécessaire d’aider le patient à lui redonner une direction meilleure, un ajustement organisme/environnement qui produirait du changement vers un mieux être. Faire lâcher les résistances, lâcher les rétroflexions, ne plus être sous l’emprise des introjects…etc. Les patients ne viennent-ils pas pour vivre mieux ? Et n’est-ce pas en transformant ces résistances qu’ils y arriveront ? C’est dans cette direction également que nous étaient proposés les practicum.
Au tout début de ma pratique de thérapeute, en individuel ou en groupe, j’avais à cœur de proposer le même schéma, modélisant ce que j’avais vécu dans ma thérapie ou appris dans ma formation. Il me semblait important de voir les changements dans la vie de mes patients et de sentir leur satisfaction. Dans les groupes, j’avais le souci que chaque personne puisse avoir un temps personnel de travail et découvrir comment « mieux fonctionner ».
Tout au long de ces 30 dernières années, j’ai vécu dans ma trajectoire de gestalt-thérapeute une évolution de pensée qui s’est traduite par un changement de posture face à mes patients. Ceux qui sont restés plusieurs années en thérapie me l’ont parfois signifié.
Nos enseignants continuant d’élaborer autour des textes et de la pratique, dans la ligne de Goodman et From et transmettant le résultat de ces travaux, permettaient à l’histoire de la gestalt de ne pas rester figée. Ma pratique a pu évoluer au fur et à mesure que je suivais des post-formations, des journées inter-instituts ou des Collégiales, me faisant découvrir un enseignement en mouvement par rapport à ma formation première.
Que ce soit par ma thérapie, le début de ma formation ou de ma pratique, ma vision de la psychothérapie allait me semble-t-il vers un désir de changer ce qui est, de le faire devenir autre, selon la compréhension ou le savoir du thérapeute. Même si celui-ci se fonde sur ce que le patient en a dit auparavant, il ne cherche pas à questionner si le processus de changement envisagé est réellement ce qui est le mieux pour le patient, et s’il va s’inscrire dans un désir plus ancré que celui qui paraît en surface.
Dans les années 2000, suite à des journées d’étude à Angers sur le thème du champ, puis à un approfondissement lors de trois post-formations d’une dizaine de jours chacune, Théorie du self avec JM Robine, Phénoménologie avec Jacques Blaize, la dynamique de groupe avec André Lamy, mes représentations sont ébranlées. Des mots, déjà entendus certes, prennent du sens : situation, co-influence, co-création, interaction, dévoilement du thérapeute…
D’autres mots disparaissent, comme « résistances ». J’entends parler de modalités de contact. Il n’y a rien à vouloir changer, mais nous avons à regarder quel est le processus qui fait que telle ou telle personne a besoin dans telle situation de rétrofléchir, ou projeter…etc ? Construire ensemble du sens sur sa manière d’être au monde et le sens donné permettra …ou pas… d’aller vers du changement. Il sera construit par son choix et sa propre liberté.
Il n’y a plus de « résistance », ce qui est, est vu comme le meilleur ajustement possible dans l’instant de la situation. Chaque individu développe au mieux ses modalités de contact, et le thérapeute n’a pas à savoir si cela est le plus adapté ou non, mais à accompagner l’individu à en découvrir lui-même les bienfaits ou les méfaits, à donner du sens à ce qu’il vit, à ses choix du moment. Ses prises de conscience, lui permettront par la suite des choix plus conscients dans ses modalités d’être au monde.
Par exemple : que sait-on, si on ne l’explore, de l’intensité du risque à rester dans une relation violente ou de celui à assumer seul(e) les conséquences d’une séparation ?
Faut-il entrer accompagner le patient à regarder comment il va faire pour se séparer de son conjoint, ou l’accompagner à donner du sens au fait qu’il le quitte, puis reprend la relation plusieurs fois ?
Situation :
Une de mes patientes vivait une relation très conflictuelle avec son compagnon et me disait vouloir vraiment le quitter. Elle fit des tentatives plusieurs fois qui se terminèrent à chaque fois par un retour dans la relation. Elle traversa une période où après une nouvelle séparation elle me demanda de l’aider à tenir, ne pas retourner, puis à se sentir très en colère contre moi quand trois semaines plus tard elle reprenait sa relation. Il était clair pour moi que la soutenir dans sa séparation aurait fait abstraction d’un travail plus en profondeur sur ses difficultés à choisir et tenir dans ses choix, sur la dépendance qu’elle entretenait dans cette relation. Pendant trois années, je l’ai accompagnée, sans jamais donner un avis personnel sur ce qui aurait été le mieux pour elle, même si parfois je me sentais bien triste de la voir en souffrance et en colère contre son compagnon. Il m’est arrivé souvent de penser : « il faut que ça s’arrête ! », mais je ne situe pas mon travail de psychopraticienne à cet endroit là.
Sa colère vécue dans notre relation, assumée et n’amenant pour autant pas à une rupture du lien, a construit une capacité à s’affirmer face à l’autre, à construire de la confiance en elle et ne plus se sentir disparaitre si elle s’opposait à l’autre.
Après ces trois années, elle a pu prendre une décision définitive et donner du sens à tout ce cheminement : sa colère lui avait aussi permis de ne pas sombrer dans la dépression, le temps d’acquérir ainsi la sécurité qui lui a donné la force de la rupture.
C’est pour moi quelque chose de libérateur tout en étant fort engageant. Je participe à la situation en tant que co-créatrice et non plus en tant que celle qui sait. Je m’attache à la mise en conscience du comment l’individu met en place, là, avec moi ses modalités de contact. La situation étant regardée comme celle qui se constitue ici dans la relation thérapeutique, et qui rejoue des manières d’être au monde, je suis curieuse de l’impact que l’autre exerce sur moi dans cette relation, curieuse de ce que je vais lui en dévoiler ou non, et de l’impact que ma parole aura. Dans cette posture, je me sens en éveil, dynamisée, attentive à la relation qui prend tout son sens dans ce chemin de croissance, mystérieux et inconnu, qui se découvre à chaque instant du déploiement de la psychothérapie. Je ne me sens plus prise par l’urgence d’une solution ou en groupe, la nécessité de donner du temps à chacun. La co-construction amène chaque individu à prendre la responsabilité de la forme de son engagement. Je me sens plus intéressée à regarder ce qui fait qu’une personne prend beaucoup la parole ou ne la prend jamais, qu’à être en gestion d’un temps donné à chacun. J’aime concevoir le groupe comme un espace d’exploration pour chacun, de sa manière d’aborder le monde et de se dévoiler, plutôt qu’un espace où une problématique exposée trouvera une solution.
Je ressens cette différence de posture dans mon corps, dans ma manière de me tenir face au patient, dans une attitude qui me laisse curieuse en permanence de la découverte de l’autre dans son être au monde. C’est comme une grande respiration ; cette posture rejoint mon anthropologie, profondément : accompagner l’autre vers ce qu’il choisit d’être, ne plus vouloir pour lui, être dans le soutien de son processus, même s’il passe par la souffrance. Le soutien à la personne se manifeste dans la qualité de la présence, pas dans l’activation des choix et des propositions de solutions.
Quelque soit le travail thérapeutique que nous effectuons, notre anthropologie, nos fondements existentiels, ne changent pas. Peut être n’est-ce qu’une croyance, mais elle m’anime à ce jour. Renier cela ce serait me renier moi-même. Ce qui peut changer, c’est la manière d’appréhender le monde en tenant compte de nos fondements : le terrain sur lequel se construit une maison ne deviendra pas argileux s’il est calcaire, mais le choix des matériaux peut évoluer au fil de la construction… Faut-il construire sans tenir compte du terrain, au risque que ça tienne…ou pas ? Ou construire pierre par pierre en vérifiant à chaque étape que cela tient ?
J’ai vu au cours des années les styles d’interventions des formateurs dans des practicum, évoluer avec beaucoup de plaisir.
Nous sortons d’un paradigme intra-psychique, dans lequel le patient est sans cesse renvoyé à lui-même, (ce que j’ai pu expérimenter dans mon analyse) certes dans une situation où il n’est pas seul, où il a à s’ajuster avec l’environnement, mais où seul nous intéresse son vécu à lui, pour aller dans un paradigme dans lequel le thérapeute est partie prenante de la situation et inter-agit avec le patient, peut dévoiler son propre vécu dans la situation et l’utiliser au service du travail thérapeutique. Ceci pour les séances Th/P mais aussi dans le groupe, où chacun est partie prenante de ce qui se passe.
Ce n’est plus seulement : « Quel est ton vécu dans cette situation ? »… Le thérapeute s’implique dans l’exploration du ressenti et peut intervenir avec le patient qui disait à ce moment là éprouver de la honte…« comment je participe, moi, ici à ce que tu ressentes de la honte ? »
Ce sont bien là deux postures fondamentalement différentes. Il est possible de penser qu’aller dans le pas à pas, est un évitement de la nouveauté. Mais à l’inverse, expérimenter de la nouveauté sans avoir construit de sécurité pourrait être un évitement du lâcher prise d’un contrôle permettant d’accueillir le processus en cours. Aller dans ce qui, en apparence, nous correspond le moins, est-il le lieu du changement ? Sans doute, cette voix est juste pour certains. D’autres pourront penser que la nouveauté émergera du respect de son ressenti dans le processus de conscience, l’avancée au rythme de la conscience.
Petit extrait de séance.
Ce que je vois du travail que nous faisons avec cette patiente, c’est un travail tout en lenteur vers la confiance dans le lien. Trop prêt ? Trop loin ? Amour/haine…Nous avons utilisé dans le travail la possibilité quelle m’envoie des mails. Il est très rare que je réponde et jamais plus d’une petite phrase. Les sentiments de frustration, de colère ou de reconnaissance, qui ne pouvaient se dire que par mail commencent aujourd’hui à se dire en face à face.
P : Tu m’as déjà détestée quand je t’envoie des mails durs?
Th :
Mon vécu : j’entends plusieurs directions dans ce qui est dit là : vérifier si je peux la détester, et alors est-ce une peur ou une vérification que malgré cela je reste en lien ?
Des mails durs : elle reconnait en le disant explicitement qu’elle peut être dure avec moi.
Étant plutôt dans la dynamique habituellement de regarder le sens que cela peut avoir de me poser cette question, j’aurais pu dire :
En quoi est-ce important de savoir ce que j’ai pu traverser comme sentiment ?
Ou bien : Qu’est-ce que tu imagines toi, de ce que je vis en recevant tes mails ?
Ou encore : je me sens touchée quand tu me dis envoyer des « mails durs. »
Ou bien : Je crois entendre de la crainte quand tu me demandes si je t’ai détestée.
Quelle direction choisir ?
Il me semble que c’est la première fois qu’une question si directe peut m’être posée. Je me demande un instant si je réponds à la question. De notre travail jusque là, une autre piste fait figure pour moi : je sais comment elle veut plus d’intimité et en même temps combien elle en a peur. Je choisis de répondre, donnant place à cette piste : voir comment elle peut accueillir de la reconnaissance explicite de ma part, mais aussi authentique.
Th : détestée jamais, été en colère non plus ; juste parfois agacée de recevoir encore ce genre de mails, et en même temps je vois les changements alors je peux accepter si c’est encore là !
P :..Elle passe à tout autre chose…
Après deux ou trois échanges…
Th : Je me demande comment tu as reçu ce que je t’ai répondu tout à l’heure ?
P :..Silence…Tout bas : « c’est doux ».
Je choisis de ne pas ouvrir sur la manière dont elle a changé de sujet. Avec elle, l’histoire de notre relation est un long et fin tissage ; elle m’apprend à ne pas accélérer le mouvement, à suivre le processus que nous construisons en respectant ses mouvements d’aller/retour et en étant attentive à mes propres mouvements affectifs d’aller vers ou de retrait, pour ne pas réagir mais agir avec un maximum de conscience.
Quand les évènements de l’histoire sont accueillis et non pas subis, que nous choisissons d’utiliser ces évènements au plus près et dans le respect de nos désirs, que cela nous pousse à chercher, penser, exprimer, ressentir, confronter…alors l’histoire se crée dans une vitalité sans cesse renouvelée, et nous construisons ensemble et pour soi, notre histoire tout autant que notre croissance. Ouvrir la conscience n’amène pas toujours au bonheur ! Ouvrir la conscience apprend à assumer son histoire et à la traverser quels qu’en soient les intempéries et les coups de soleil.